L’importance du « non-vu »
Lors de mes obsédantes réflexions sur les usages des mondes virtuels, un aspect primordial revient souvent à la surface, et me semble encore un peu sous-estimé : le « non-vu »
Par ce terme, j’entends la capacité à être présent, spectateur et acteur, sans toutefois réellement être vu physiquement. Et dans certains usages, le droit de pouvoir se passer de son physique est rassurant, décomplexant et libéralisant.
Dans une époque où être dans un lieu public cagoulé ou masqué est considéré comme un délit, et où l’idée qu’on puisse faire de même dans des espaces numériques agace nos représentants politiques; l’importance du physique devient la cause de tous les harcellements.
Il faut être beau, bien habillé, bien lavé, rasé, coiffé, en bonne forme (pas avec des bonnes formes), et surtout il faut avoir un comportement physique irréprochable en public. Savoir bien s’exprimer, garder son sang froid, être sur de soi, être présent. Ou du moins il faut savoir imiter tous ces comportements.
Réussir à combiner tous ces requis, tout en gardant des ressources mentales pour une réflexion temps réel, ne semble pas forcement à la portée de la majorité des gens.
Dans de nombreux cas, si on pouvait tous être derrière des petits rideaux, des pseudo, des avatars ou autres moyens de rajouter de l’équité, les rapports pourraient être plus constructifs et décomplexés.
Ceci dit, cette anonymat doit rester un choix, en aucun cas je ne peux cautionner le port obligatoire d’uniforme ou l’obligation de vivre sa vie publique derrière un voile quelconque.
Pourquoi la média radio nous émeut toujours autant ? Pour cette même raison. Combien d’entre nous n’ont pas été déçu lors de la première rencontre visuelle avec une voix (une réflexion, une personne) familière. La radio perdra tout son intérêt si elle essaye de concurrencer la télévision ou le spectacle vivant.
Ce « non vu » oblige aussi les interlocuteurs à être plus précis, plus constructifs, plus pertinents. L’usage d’une prestance physique (charisme) ne suffit plus, et l’acte de s’imposer physiquement ne marche pas. Fini les gros boss réduisant une assistance à sa merci, d’un simple regard.
Il y a beaucoup de domaine où le fait d’être vu ne sert pas à grand chose :
Les conférences de presse par exemple. Voir quelqu’un lire un bout de papier ne sert franchement pas à grand chose. Pour peu que le type soit mal rasé, il perdra beaucoup de crédibilité, ou au contraire, si le mec bouge dans tous les sens, les gens aurons l’impression de voir quelqu’un de déterminé, d’actif, peu importe le discours.
Pour des concerts c’est pareil, certes voir un musicien chanter c’est chouette, mais lorsqu’il s’applique à réellement faire la musique, ses gestes et concentrations n’ont qu’un seul but : produire la meilleurs musique qui soit. Et la musique, ça s’écoute. Allez voir une grande symphonie quelconque en live. Fermez les yeux, ça n’a rien a voir. Et ça marche pareil avec des visuels. Prenez un concert live en vidéo. Regardez le, puis échangez l’image avec des visuels quelconques : la musique reprend toute son importance, et la liberté de l’auditeur devient beaucoup plus vaste.
Ceci dit, voir un artiste (peintre, sculpteur, cinéaste, orfèvre…) en plein travail peut être vraiment agréable. Mais il y a une différence entre le voir travailler (la pensée tournée vers l’œuvre) et apprécier le travail (la pensée tournée vers soi).
Le « non-vu » est encore légion dans nos communications, la vidéo semble piétiner, et pas nécessairement pour une question de technologie. L’idée d’un téléphone vidéo ne marche pas, et on sais tous pourquoi (je répondrais tout simplement jamais au téléphone). Les mondes virtuels semblent prendre les dessus sur des réunions en visio-conférence, grâce à la plus grande variété d’interactivité possible, et sans doute aussi grâce au « non-vu »
La télévision devra surement se consacrer plus au contenu nécessitant réellement du visuel, et je ne parle pas forcement des jingles en 3D interminables qui traversent l’écran tout les 30 secondes.
Le cas de l’anonymat
La liberté d’utiliser un pseudo, et de rester anonyme (au moins au regard du grand nombre) fut réellement l’une des grandes réussites d’internet. Pouvoir échanger et surtout pouvoir s’informer sans user de son nom propre, de sa personne, est quasiment devenu un droit fondamental.
Pouvoir assister à une réunion politique sans être assimilé à celle-ci, pouvoir s’informer sur une maladie, sur un problème personnel… la liste est longue
Imaginez qu’il y a quelques temps, le fait d’emprunter un livre dans une bibliothèque était fiché.
Bien sur, on trouvera toujours beaucoup de cas ou l’anonymat est dangereux. Mais au fond, n’est il pas plus dangereux de l’interdire.